DÉCRYPTAGE – Neuf personnalités se laissent inspirer par «Le Monde comme il va».
Empruntant son titre au conte philosophique de Voltaire, ce parcours au sein de la Collection Pinault égrène les artistes, les générations, les pays, les cultures, les questions, sous le commissariat de Jean-Marie Gallais et dans une scénographie de Cécile Degos. De la douceur ou de l’ironie, de l’angoisse ou de la jubilation… Quelques cas d’école.
● Sigmar Polke, le saltimbanque de l’après-guerre
Sigmar Polke, né en 1941 à Oels, en Basse-Silésie, aujourd’hui Olesnica, en Pologne, a grandi après la guerre en Allemagne de l’Est, à Thuringe, pays qu’il a fui avec sa famille en 1953. Sa première exposition personnelle a lieu à Berlin-Ouest en 1966, à la galerie René-Block, puis chez Michael Werner en 1970.
Sigmar Polke, artiste incontrôlable, est mort en 2010, à 69 ans, à Cologne, dans cette Rhénanie qui vénère son travail entre anarchie et poésie, références à l’histoire de l’art et abstraction sensuelle, presque figurative. Sigmar Polke est une tornade qui traverse la peinture, surprend le regard du visiteur par sa folle liberté qui mélange les codes sur des supports inattendus, sa délicatesse à apprivoiser la lumière, sa suavité de coloriste, son humour presque potache de «gagman».
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Comme son compatriote Gerhard Richter, il a suivi, tout jeune, de 1961 à 1967, les enseignements iconoclastes de Joseph Beuys. «Dans ses œuvres, le thème de l’alchimie est étroitement lié à la dimension politique, dans les références continues à la contemporanéité ainsi qu’à l’histoire ancienne: l’univers créatif de Sigmar Polke est un flux interrompu entre figuration et abstraction, entre références à l’histoire de l’art et références au présent dans la construction d’un imaginaire très personnel, riche et multiforme», soulignaient Elena Geuna et Guy Tosatto, commissaires de sa rétrospective au Palazzo Grassi, en 2016.
«Les peintures du prolifique Sigmar Polke s’offrent au regard en strates, témoignant de l’absolue liberté du peintre dans ses sujets, ses supports et ses traitements», admire Jean-Marie Gallais, commissaire de la Bourse de Commerce, saluant cet «artiste saltimbanque». «La partie inférieure du tableau Zirkusfiguren» («figures de cirque», 2005) révèle qu’il a été peint sur un tissu imprimé aux motifs chatoyants», dit-il. Il y voit le cirque, thème cher à l’art moderne, mais aussi Goya, la gravure et les arts populaires.
● Marlene Dumas, la guerrière du Cap
Formidable peintre, dans les deux acceptions du terme, Marlene Dumas, née en 1953 au Cap, en Afrique du Sud, n’a cessé de fasciner depuis son arrivée tonitruante chez le collectionneur de Londres Charles Saatchi, puis sur le marché de l’art: son gros plan sorcier sur un visage rouge, Jule-die Vrou (1985), fit d’elle en 2004 l’une des trois pionnières à passer le cap du million de dollars. Avec cet esprit aigu qui a vécu l’apartheid et étudié la psychologie à Amsterdam à la fin des années 1970, le corps n’est pas une abstraction, le désir est sauvage, la mort se regarde en face.
Sa peinture s’impose à vous, s’incruste dans votre inconscient, amadoué par la beauté de sa palette. Elle a bousculé d’emblée le public du Palazzo Grassi avec «Open-end», sa rétrospective magnifique, entre délectation et match de boxe, composée avec Caroline Bourgeois à Venise, en 2022-2023. «La peinture, c’est la trace du toucher humain. Il s’agit de la peau d’une surface. Un tableau n’est pas une carte postale», dit-elle. Losing (Her Meaning), 1988, est «une œuvre que Marlene Dumas considère comme charnière, à un moment où elle s’interroge sur la nécessité et la possibilité de peindre le corps féminin nu», rappelle Jean-Marie Gallais devant ce temps fort du «Monde comme il va».
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En 2013, le tableau Le Monomane du commandement militaire n’avait pu être exposé pour une rétrospective «Géricault» en Allemagne ; le musée avait alors commandé à Marlene Dumas une interprétation libre de la peinture. Voici, à la Bourse de Commerce, son Militaristic Monomaniac, 2013, au vert pâle et menaçant.
● Jeff Koons, le gourou d’un nouvel art populaire
Il fut le roi à l’entrée du Palazzo Grassi pour son inauguration, en 2006. La sculpture énorme reposait sur un podium flottant sur le Grand Canal. Puis, il trôna dans l’atrium du palais vénitien.
«Balloon Dog (Magenta), souvent considéré comme l’une des œuvres les plus emblématiques de la série Celebration de Jeff Koons, représente un ballon qui a été tordu de telle sorte qu’il prend la forme d’un chien. Moulé en acier inoxydable au poli miroir et peint dans une couleur transparente, l’œuvre évoque immédiatement les fêtes d’anniversaire des enfants et le caractère ludique de la petite enfance. En modifiant la matière et les dimensions du ballon gonflable habituel, Koons joue sur les notions de permanence et d’éphémère», explique Elena Geuna, commissaire avec Laurent Le Bon de «Jeff Koons Versailles», qui le plaça au centre du Salon d’Hercule en 2008.
À l’heure où «Jeff Koons: Moon Phases» a emporté 125 œuvres miniatures de Jeff Koons à bord de la fusée Falcon 9 de SpaceX pour une installation permanente près du pôle Sud de la surface lunaire, ce Balloon Dog (Magenta) qui fit scandale à Versailles paraît un jeu d’enfant. Il y a d’ailleurs à la Bourse de Commerce son Moon (Light Blue), 1995-2000. «Jeff Koons, en prenant la posture très sérieuse d’une sorte de gourou d’un nouvel art populaire, veut promouvoir la figure de l’artiste comme potentiel réenchanteur du monde en lui offrant des formes rassurantes, enfantines, luisantes, kitsch», analyse Jean-Marie Gallais, qui voit la gravité sourdre sous l’effet miroir.
● Cindy Sherman, tous les visages de l’Amérique
Attention, métamorphoses! Celles de Cindy Sherman se démultiplient comme autant de visages critiques de l’Amérique bien-pensante et de notre planète contemporaine partagée entre fascination du luxe et attraction-répulsion pour le gore. Cette jolie femme qui à la ville peut atteindre des sommets de chic new-yorkais s’inscrit dans la tradition risquée des performances artistiques des années 1970 et n’hésite pas à se grimer jusqu’au méconnaissable.
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En laide trop maquillée, en vieille collectionneuse accrochée à son lifting, en noire dans une société trop blanche, en homme peu viril en un temps où les genres deviennent flous et perméables. À chaque fois, derrière l’illusion de l’image, une réflexion sur son époque et ses codes. «Une femme d’un certain âge, vêtue d’une robe rose et blanche, élégante, est assise dans un paysage méditerranéen. L’image est familière (Cindy Sherman, Untitled #571, 2016). Elle évoque une multitude d’autres images de femmes, qu’elles soient actrices hollywoodiennes, héroïnes de films muets ou flappers, garçonnes des années 1920, toutes des images stylisées de la féminité. Les portraits de Cindy Sherman font muter les identités», explique Ida Soulard dans le catalogue de l’exposition.
«Expression publique, performance quasi théâtrale… Elle puise dans les codes et les canons du cinéma, des contes de fées, des films d’horreur et de la pornographie. Elle explore de manière critique l’image changeante des constructions de la féminité et des normes sociales imposées aux femmes.» Cindy Sherman, une star acide, un monument photographique, mais un monument à risque!
● Kimsooja, vivre dans le reflet du miroir
«Je voudrais créer des œuvres qui sont comme l’eau et l’air, qui ne peuvent être possédées mais peuvent se partager avec tout le monde», confie Kimsooja, née en 1957 en Corée du Sud. Son œuvre, depuis la fin des années 1980, s’affirme sur la scène internationale de l’art comme une expérience essentielle, sensible, immatérielle et universelle.
«Lors de la première performance qui la rend célèbre, en 1997, elle traverse la Corée du Sud pendant onze jours, juchée sur un camion rempli de bottaris colorés, ces baluchons de tissus chatoyants qui accompagnent et rythment la vie des Coréens de la naissance jusqu’à la mort, en passant par le mariage. Artiste marginale, nomade, “anarchiste cosmopolite”, selon ses mots, elle utilise métaphoriquement son propre corps, telle une présence anonyme quasi invisible qui vient par son immobilité et sa verticalité s’inscrire comme une aiguille dans le tissu du monde, et en recoudre avec humilité les failles et les accrocs», explique Emma Lavigne, directrice générale de Pinault Collection et commissaire de cette «Carte blanche à Kimsojaa», de la rotonde miroir aux 24 vitrines subliminales qui l’encerclent.
Elle l’a montrée superbement au Centre Pompidou-Metz («To Breathe», hiver 2015-2016), à travers tout Poitiers («Traversées», hiver 2019-2020), et l’a accompagnée à la cathédrale de Metz (commande publique de vitraux inaugurés en septembre 2022). «Le miroir dont elle recouvre le sol de la rotonde de la Bourse de Commerce joue un rôle similaire à celui de l’aiguille ou de son propre corps», dit cette historienne de l’art passionnée de musique et de danse («Danser sa vie», avec Christine Macel, à Beaubourg, en 2011).
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«Le miroir remplace le corps, observe et reflète l’autre, précise l’artiste. Avec l’utilisation des miroirs, notre regard agit comme un fil à coudre qui se déplace dans un mouvement de va-et-vient, entre dans les profondeurs de notre moi et de celui de l’autre, en nous reconnectant à sa réalité et à son univers intérieur. Un miroir est un tissu cousu par notre regard, dans un mouvement de flux et de reflux», confia Kimsooja lors de son exposition au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, en 2012. À la Bourse de Commerce, elle nous place au cœur d’un mirage, ancrés entre terre et ciel. Parfois un oiseau passe au-dessus de la haute verrière et finit son vol, loin, sous nos pieds.
● Maurizio Cattelan, la dérision comme arme de guerre
Vif, insaisissable, moqueur, charmant, Maurizio Cattelan est cet artiste cinglant qui transforme les questions existentielles et les drames de l’actualité en œuvres où l’humour et la dérision servent de vecteurs. C’est un homme secret (Le Saut dans le vide, 2011, rare livre d’entretiens avec Catherine Grenier). Né à Padoue en 1960, ce longiligne sportif (adepte du cyclisme), qui refuse l’idée de la répétition et du banal quotidien, est entre Tati et Daumier.
Tant ses caricatures peuvent être énigmatiques (Turisti, 2011, sa cohorte de pigeons empaillés qui fit sensation à la Biennale de Venise 1997 et 2011 et qui est accrochée ici au dernier balcon, comme une menace) ou cruellement parlantes (Him, 2001, le visage terrifiant de Hitler caché derrière sa silhouette de garçonnet agenouillé de dos au coin d’un mur, en prière). «Face aux excès, troubles et paradoxes de l’époque désorientée dans laquelle nous vivons, mais aussi aux incessantes turbulences et déflagrations de l’actualité, les œuvres sont prémonitoires et les artistes, agitateurs de conscience, poètes et philosophes», analyse Emma Lavigne.
«Tour à tour provocatrices, sombres et teintées de mélancolie, cyniques ou ironiques, les œuvres présentées convoquent parfois les spectres de l’histoire, à l’image de celles de Maurizio Cattelan, Luc Tuymans, Goshka Macuga ou Elaine Sturtevant, pour questionner le monde d’aujourd’hui». Invité en 1998 à concevoir un projet pour le MoMA (Museum of Modern Art), à New York, Maurizio Cattelan imagine une poupée hydrocéphale à l’effigie de l’artiste le plus célèbre du musée, Pablo Picasso. Cette figure de carnaval, à l’origine mue par un acteur masqué sous la marinière rayée, campait dans l’exposition «Picassomania», en 2015, au Grand Palais. La voici qui ouvre l’univers sombre du monde moqué par Voltaire, «Le Monde comme il va».
● Anne Imhof, la nuit en plein jour
Avec «Natures mortes», le phénomène Anne Imhof a fait trembler Paris, en octobre 2021, sage capitale soudain en transes. Lion d’or 2017 de la Biennale de Venise pour son opus «Faust», oppressant et magnétique, la plasticienne allemande avait composé, en direct, neuf soirées au Palais de Tokyo, des performances hypnotiques que le public suivait comme une foule docile. Collectionneur intrépide, François Pinault avait visité avec Emma Lavigne, alors présidente du Palais de Tokyo, ce labyrinthe fou dans l’architecture du Palais de Tokyo presque désossée, entre vitrines taguées et colonnes emmaillotées de vinyle noir (Paddings, sculptures-accessoires) comme d’un ring de boxe géant. Ou un bordel berlinois, disaient les voyageurs.
Au cœur de cette œuvre d’art totale (et noire), l’artiste Eliza Douglas, égérie de Balenciaga, où elle incarne «la tension entre la rue et la haute couture», beauté androgyne dont le genre reste un mystère jusqu’à ce qu’elle se mette torse nu. «L’horizon était le repère stable de l’illusionnisme depuis la Renaissance et l’invention de la perspective albertienne: il offrait un point de fuite. Cette fuite n’est plus possible. D’autres motifs font disparaître l’horizon: les scènes d’explosion, telles que les ont dépeintes Luc Tuymans et Anne Imhof, spectacles cataclysmiques menant le regard au bord de l’abstraction, dans une nuit en plein jour», explique le commissaire pour décrypter ce chapitre noir, «Soudain, cette vue d’ensemble».
● Mohammed Sami, les autres «Mille et Une Nuits»
Au premier regard, l’immense tableau et son océan de bleus, de verts, de turquoise, ses étoiles scintillantes au jaune diffus, est enchanteur. «Le tableau One Thousand and One Nights (Mille et Une Nuits, 2022) de Mohammed Sami perd notre regard dans la monumentalité de son format et de ses effets de texture. Son titre évoque la magie des légendes orientales de l’âge d’or islamique, prévient Jean-Marie Gallais. Cependant, le traitement chromatique inhabituel évoque une autre réalité, qui pourrait être une vision nocturne de défense antimissile.»
Né en 1984 à Bagdad, Mohammed Sami émigre en Suède en 2007, avant de s’installer à Londres, où il étudie l’art. Ses peintures ont souvent pour point de départ des souvenirs dans des décors imaginaires. La peinture d’histoire est à double face.
● Pol Taburet, les spectres du rap et de la Caraïbe
Benjamin de l’accrochage, Pol Taburet, artiste de Guadeloupe né en 1997, surprend par son assurance à transposer le réel dans son monde spectral. Comme l’artiste martiniquais Julien Creuzet, qui va porter la voix de la Caraïbe dans le pavillon français de cette 60e Biennale de Venise, il importe sur la toile clips de hip-hop et dessins animés, vaudou caribéen et mythologie gréco-romaine. Ses grands formats, lisses comme des émaux, ont un pouvoir surréaliste.
«Le Monde comme il va», jusqu’au 2 septembre à la Bourse de Commerce (Paris 1er). Catalogue (Dilecta / Collection Pinault), 45€.
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