ENTRETIEN EXCLUSIF – L’artiste français explore le rapport entre l’humain et le non-humain. Son installation «Liminal» transforme, jusqu’au 24 novembre, la Pointe de la Douane en sas d’expériences déroutantes où la logique n’est pas le bon outil.
Pierre Huyghe est à l’art contemporain ce que Stanley Kubrick est au cinéma. Une tête chercheuse, un perfectionniste, un esprit fureteur qui cherche à exprimer dans ses œuvres, étrangement fascinantes par leur beauté et leur écho noir, la quête même de l’homme jailli du cosmos. Dans Liminal, de sa femme nue, créature de l’intelligence artificielle, qui marche aux bords des mondes, au vrai squelette qui pose l’histoire de l’homme face aux robots, l’artiste français, adoré des institutions, mérite bien son titre d’énigme vivante de l’art. Rencontre avec un cérébral qui devrait faire parler de lui lors de la 60e Biennale de Venise, inaugurée le 20 avril.
LE FIGARO. – Comment aborder votre planète entre art et science-fiction?
Pierre HUYGHE. – Dans la première installation filmique de Liminal (simulation en temps réel, son, capteurs, 2024) à la Pointe de la Douane, une femme nue, sans visage, marche dans un désert. J’ai voulu m’interroger sur ce qui est humainement impossible. Clairement, c’est ce qui m’intéresse: des conditions inhumaines et un être inexistant. Ce que l’on voit à l’image, c’est un corps que l’on reconnaît comme humain. Mais ce corps humain n’a pas de visage, pas de cerveau, pas de connexions. Cette femme est sans monde puisqu’elle marche sur une plaque bordée par le néant, à droite et à gauche. Pour moi, cela devient comme un documentaire sur une condition inhumaine.
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Pourquoi s’intéresser à une condition inhumaine?
Dans les années 1950, le cinéma ethnographique s’intéressait à un plan de réalité. Le regard a alors essayé de se décentrer. Mais c’est resté un regard blanc porté sur les autres, sur nos anciennes colonies, comment leurs habitants y vivent, etc. Régnait l’idée d’étudier cet «autre» depuis notre point de vue. Puis ce regard est entré à la maison. On a commencé à s’intéresser à la grand-mère en Ardèche, aux histoires familiales et à nos sociétés. Un seul plan, toujours le plan humain. J’ai cherché à exprimer un autre point de vue, celui de l’inhumain. À nous mettre en dehors de ce qui nous a constitués, à se placer en dehors de notre domestication.
C’est-à-dire de se regarder comme une espèce, un organisme?
Oui, de se regarder du dehors comme une espèce, et de voir ce qui nous constitue, d’étudier l’architecture de notre constitution, seule chose qui nous permette de nous transformer.
Dans votre film Untitled (Human Mask), 2014, c’est l’inverse, c’est un singe qui porte un masque humain et qui déambule dans le site dévasté de Fukushima…
Ce sont deux créatures légèrement abîmées, bancales, laissées derrière en attente, bien qu’elles aient une certaine aptitude au mouvement. Elles sont très liées. La première est une entité à faible existence, dans un état d’apprentissage très faible.
L’archéologie, comme toute modalité factuelle, a pour moi une limite. Pour dépasser cela, on entre dans les zones sensibles, philosophiques, spirituelles, des zones troubles, ineffables.
Est-ce une question métaphysique sur la question de savoir où commence la conscience, où commence la vie?
«Conscience», le mot est peut-être trop fort. Cette exposition est la constitution de subjectivités qui sont autres. Je m’intéresse à un certain degré de volonté qui précède la conscience.
On est au début de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), avec les singes autour de la pierre philosophale? C’est un film qui a porté une génération par son mysticisme et son énigme…
Oui, bien sûr (rires). Il y a quelque chose de cet ordre-là, peut-être plus dans Camata, 2024 (robotique alimentée par machine learning, film autogéré, édité en temps réel par l’intelligence artificielle, son, capteurs). On voit ce squelette trouvé dans le désert d’Atacama. Je voulais, par mon film, lui donner une existence. Autour de lui s’animent un ensemble de machines qui performent des configurations d’objets, trouvés sur place ou manufacturés. Cette machine qui prend ce corps comme une mesure, qui danse, qui apprend avec des outils de capture comme la caméra, le vent, est aussi naissante. Ce n’est pas seulement un rituel funéraire. C’est une énigme. Il y a une sphère dans la salle qui est sensible à ce qui est vivant, qui capture tout par ses senseurs (appareillage technologique qui permet de détecter une chose) et qui influe directement sur le film qui «s’auto-monte». C’est comme une autoprésentation de l’entité: elle révèle ainsi comment elle veut être montrée.
Avez-vous toujours eu un intérêt fort pour l’archéologie, une discipline qui rendrait âme, et vivant aux sciences?
L’archéologie, comme toute modalité factuelle, a pour moi une limite. Pour dépasser cela, on entre dans les zones sensibles, philosophiques, spirituelles, des zones troubles, ineffables.
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N’est-ce pas le renversement de l’esprit du XIXe siècle qui a voulu classer tout en catégories pour maîtriser le réel?
Oui, bien sûr. Human Mask, le singe à masque humain permet de montrer que l’on a notre limite, celle de nos propres sens, et que l’on mesure le monde depuis notre limite. On comprend qu’il y ait eu la nécessité des Lumières à un moment donné, puis des dérives qui en ont découlé. On met de petits stickers sur notre monde pour l’apprivoiser. C’est rassurant. On se domestique et on domestique notre environnement. Et notre vision se dit objective. La poétique, le mystique permettent de faire des trous dans cette certitude. Toutes ces connaissances, ce progrès technologique forment une construction dans laquelle l’homme se sent protégé. Disons que je casse un peu cette construction. Les doutes, les états de perplexité demandent une ré-attention au monde, nous bousculent et nous rendent vivants.
D’où vient, chez vous, cette propension à sonder le chaos?
J’ai toujours eu peur de la banalité, du quotidien, de la norme qui coupe la pensée. La pensée ne peut être figée, elle devrait toujours renaître. Je vois la banalité comme un monstre.
«Pierre Huyghe. Liminal», projet conçu par l’artiste en collaboration avec la commissaire Anne Stenne, jusqu’au 24 novembre à la Pointe de la Douane, Venise.
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