FIGARO HORS-SÉRIE (3/9) – Pour oublier la misère et la véhémence du Salon à leur égard, Monet et Renoir vont peindre à La Grenouillère, la guinguette où Paris s’encanaille.
Cet article est extrait du Figaro Hors-série Paris 1874, Impressionnisme-Soleil levant, un numéro spécial édité cent cinquante ans après la première exposition impressionniste commémorée par le musée d’Orsay qui a réuni, en un saisissant face-à-face, une large sélection des œuvres qui furent alors révélées au public. Pour être tenu au courant de l’actualité historique et culturelle, abonnez-vous gratuitement à la Lettre du Figaro Histoire.
Cette année, le Salon a été bien sévère. Bazille l’écrit à ses parents : « Le jury a fait un grand carnage parmi les toiles des quatre ou cinq jeunes peintres avec lesquels nous nous entendons bien. J’ai une seule toile reçue : La Femme (La Vue de village). (…) Ce qui me fait plaisir c’est qu’il y a contre nous une vraie animosité. C’est M. Gérôme qui a fait tout le mal ; il nous a traités de bande de fous et a déclaré qu’il croyait de son devoir de tout faire pour empêcher nos peintures de paraître. » Manet, « qu’on n’ose plus refuser », expose Le Balcon et Le Déjeuner dans l’atelier. Mais Monet, Sisley, Cézanne sont totalement exclus. Monet est « plus malheureux que jamais ». Les temps sont durs et l’argent manque. Bazille regagne le Midi avec les dessins de ses hommes nus qui deviendront sa Scène d’été. Profondément découragé, il reste sourd aux appels au secours de son ami qui lui réclame de l’argent : « nous mourons de faim, et c’est à la lettre ». Monet est en rage. Oh, non pas contre son ami, qui fait bien ce qu’il peut et s’est toujours montré fidèle. Non. Mais contre la pusillanimité des marchands d’art, contre l’intransigeance obtuse des juges de la peinture, contre l’aveuglement moutonnier du bourgeois, ça… Des écailles sur les yeux ! Ils ne savent donc pas voir, admettre ce qui est vrai et vivant, et qui danse, change et rit !
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Camille ne se plaint pas, éternellement patiente, elle fait sauter sur ses genoux leur tout petit garçon : Jean va avoir deux ans. Et Monet redouble de colère et de honte de ne pas leur offrir une vie décente et sûre. Alors il va trouver Renoir, qui vit les mêmes affres, toujours prêt à comprendre, à soutenir, à rire. Ensemble ils vont chercher au bord de la Seine les diaprures de la lumière d’été qui dissout toutes formes dans un chatoiement de couleurs vertes et bleues. Façon de se serrer les coudes. Jamais leur art n’aura été aussi proche que cet été-là. Ils sont allés poser leur chevalet et leur toile près de La Grenouillère, ce grand café flottant où Paris s’encanaille. Couvert d’un toit goudronné porté par des colonnes de bois, il est relié à l’île de Croissy par deux passerelles. L’une d’entre elles communique avec cet îlot minuscule planté d’un arbre que l’on appelle le Pot à fleurs, et près duquel on se baigne. Sur l’eau presque immobile glissent des embarcations de toutes formes, que les canotiers aux bras nus manœuvrent en sifflotant. Le canotage est à la mode et les guinguettes aussi. Les berges du fleuve sont couvertes de gens qui attendent le passeur et son bac pour rejoindre le café. Là-bas on crie, on danse, on boit, on chahute. Maupassant, client fidèle, se délecte du tableau de cette société tapageuse et roublarde : « Car on sent là, à pleines narines, toute l’écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne : mélange de calicots, de cabotins, d’infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris ; cohue interlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d’industrie à l’allure digne, à l’air matamore qui semble dire : “Le premier qui me traite de gredin, je le crève.” »
Côte à côte, les deux amis peignent du même point de vue le Pot à fleurs, puis la passerelle qui conduit du Pot à fleurs à l’île, et l’encombrement des chaloupes prêtes à la promenade. Chez l’un comme chez l’autre, la touche prend le pas sur la ligne, fragmentée et mouvante, abrège le dessin pour suggérer l’instant, le mouvement des silhouettes distantes et anonymes, comme fondues dans le paysage de nature, arbres et eau, écrasé de soleil moite. Cette esthétique du fugitif, de l’instant qui déjà se transforme, cette expression rapide, sensible et sensuelle d’un moment fugace, c’est l’impressionnisme qui s’invente, cinq ans avant la lettre, sous le pinceau de deux compagnons d’infortune.
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