FIGARO HORS-SÉRIE (6/9) – L’Académie n’a pas voulu d’eux : les réprouvés s’organisent pour montrer leurs œuvres au public. Mais sera-t-il au rendez-vous ?
Cet article est extrait du Figaro Hors-série Paris 1874, Impressionnisme, soleil levant, un numéro spécial édité cent cinquante ans après la première exposition impressionniste commémorée par le musée d’Orsay qui a réuni, en un saisissant face-à-face, une large sélection des œuvres qui furent alors révélées au public. Pour être tenu au courant de l’actualité historique et culturelle, abonnez-vous gratuitement à la Lettre du Figaro Histoire.
Avant la guerre, avec Bazille et Renoir, Monet parlait déjà de fonder une société d’artistes qui organiserait des expositions ouvertes à « tous les travailleurs ». Oh, non pour édifier une chapelle autour d’une vision esthétique commune à tous ses membres, mais plus pragmatiquement par intérêt économique, pour assurer les ventes, difficiles sans visibilité offerte. Se substituer, en quelque sorte, au marchand d’art aussi bien qu’au Salon officiel, qui leur tient la dragée haute. La IIIe République s’est donné pour mission de restaurer l’ordre moral et bride plus que jamais l’accès au Salon : de l’histoire positive et moralisante, voilà tout ce qu’ils aiment.
À la direction des Beaux-Arts, Charles Blanc était déjà sévère. Avec Philippe de Chennevières, que Mac Mahon nomme fin 1873, ce sera encore pire. Dégoûtés, Monet, Pissarro, Sisley et Degas ont renoncé même à candidater au Salon de 1873. Pas même au Salon des refusés, dont une pétition magistrale a obtenu l’ouverture. Et puis, les prix baissent et leur marchand, Paul Durand-Ruel, lui-même, commence à en souffrir. Le 7 mai 1873, Monet s’est ouvert de ce projet au journaliste et écrivain Paul Alexis, qui s’est fait leur porte-parole dans L’Avenir national. Le 27 décembre, ils déposaient les statuts d’une société anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, griffonnés sur un coin de table du café Guerbois sur le modèle d’une corporation de boulangers de Pontoise. Ils, c’est-à-dire en particulier Monet, Renoir, Pissarro, Sisley, Degas et Berthe Morisot. Manet n’a pas voulu se joindre à eux, lui qu’on ne refuse jamais totalement au Salon, terrain de lutte mais voie royale, qu’il espère encore conquérir. Il a fallu trouver un lieu, et l’on a pensé aux anciens ateliers de Nadar, où ils se sentiront un peu chez eux. Surtout très bien placés, boulevard des Capucines, l’un des points les plus passants de Paris. Ce qui compte d’autant plus que la concurrence sera rude : se tiendront en même temps, outre le Salon officiel, l’exposition de la Société des amis des arts de Paris, celle des œuvres de Chintreuil, à l’École des beaux-arts, et celle des Alsaciens-Lorrains.
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Ils aménagent l’espace à la manière d’une galerie privée, en sept ou huit salles réparties sur deux étages, les murs tendus de laine brun-rouge, l’éclairage généreux et soigné. C’est Renoir qui s’est chargé de l’accrochage des cent soixante-sept œuvres, tâche délicate qui lui prend plusieurs jours. À la différence du Salon où les œuvres s’entassent jusqu’au plafond, elles sont là « exposées dans un excellent jour et placées seulement sur un ou deux rangs, ce qui facilite les appréciations des connaisseurs ». Renoir n’a pas réussi à contenter tout le monde. Pissarro a râlé qu’il eût été plus égalitaire (son obsession !) de tirer au sort ou voter la place de chaque toile. Ils ont imprimé des affiches, un catalogue vendu 50 centimes, ont embauché des sergents de ville pour garantir l’ordre de l’événement. L’entrée est à 1 franc. Ah ! comme ils sont fébriles, au soir du 15 avril, quand ouvrent enfin les portes de leur exposition. Sera-ce un triomphe ? Ou bien un coup dans l’eau…
Il y a là de tout, et pas que du plein air, beaucoup de toiles mais aussi des sculptures, des terres cuites, des aquarelles puisque la société se veut ouverte à toutes les techniques. Les estampes de Bracquemond en sont un des fleurons ; sa planche « non terminée » de La Locomotive, d’après Pluie, vapeur et vitesse, de Turner, un chef-d’œuvre. Le Berceau de Berthe Morisot, si délicat, suscite l’admiration des critiques les plus hostiles, quand la Moderne Olympia de Cézanne s’attire les foudres. « Aujourd’hui dimanche, je suis de service à notre exposition, écrit Latouche au Dr Gachet le 26 avril. Je garde votre Cézanne. Je ne réponds pas de son existence, je crains bien qu’il ne vous retourne crevé. » Il y a aussi De Nittis et Zacharie Astruc. Si les visiteurs sont relativement nombreux, les critiques sont divisés. Certains sévères, d’autres plus positifs, souvent mitigés. Pour le satirique Charivari, Louis Leroy a cherché un bon mot, et l’a trouvé devant Impression, soleil levant de Monet : « Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans. » D’autres considèrent qu’ils manquent d’éducation. L’ancien professeur de Berthe, épouvanté, confie à la mère de son élève : « un serrement de cœur m’a pris en voyant les œuvres de votre fille dans ce milieu délétère, je me suis dit : “on ne vit pas impunément avec des fous” ». Ce qui soucie davantage ceux que bientôt l’on appellera les impressionnistes, ce sont les ventes, qui sont mauvaises. Boudin, Degas et Berthe Morisot même n’ont rien vendu. Et tous les frais engagés sont loin d’être compensés. Le 17 décembre, les membres de la Société décident de sa liquidation, à l’unanimité. Meilleur antidote à toute désillusion, Manet et Renoir sont venus au mois d’août chez Monet, à Argenteuil, refaire le monde, et peindre de concert, tout en s’émerveillant de ce que sait faire l’autre.
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