FIGARO HORS-SÉRIE (9/9) – Devenue Mme Eugène Manet, Berthe Morisot soutient, de toute sa grandeur d’âme, la dernière exposition impressionniste.
Cet article est extrait du Figaro Hors-série Paris 1874, Impressionnisme, soleil levant, un numéro spécial édité cent cinquante ans après la première exposition impressionniste commémorée par le musée d’Orsay qui a réuni, en un saisissant face-à-face, une large sélection des œuvres qui furent alors révélées au public. Pour être tenu au courant de l’actualité historique et culturelle, abonnez-vous gratuitement à la Lettre du Figaro Histoire.
Dans le haut salon clair qui lui sert d’atelier, rue de Villejust, près du bois de Boulogne où elle aime tant aller peindre, debout et immobile, Berthe regarde sa toile. Comme à chaque fois, elle ne sait pas vraiment comment l’œuvre sera, une fois terminée. Elle improvise, avec ce sentiment d’être « en bataille réglée » avec elle, jusqu’au moment où l’effet obtenu lui plaît, et répond à ce qu’intuitivement elle cherche, malgré ses doutes, perpétuels aiguillons. Il fait grand beau dehors, et le soleil contraint par les stores couleur crème dessine sur le parquet un ballet d’ombres claires. Qu’elle aime cet endroit ! Ils y ont emménagé peu après la mort d’Edouard, cet ami, presque un maître, devenu son beau-frère depuis son mariage avec Eugène en décembre 1874. Edouard Manet est mort il y a trois ans maintenant, mort de la syphilis après des mois d’agonie. Elle revoit avec émotion ce jour froid de janvier 1882 : Antonin Proust, ministre des Beaux-Arts, avait fait son ami Manet chevalier de la Légion d’honneur, avec le soutien du président du Conseil Gambetta. Après tant d’années à chercher presque en vain la reconnaissance sociale, sans jamais avoir cédé ni renié sa conception de l’art, ce moment avait été pour lui comme une revanche, qu’elle avait elle aussi goûtée comme la sienne. Et puis ce 3 mai 1883, au cimetière de Passy, la douleur partagée de ses nombreux amis. Son triomphe posthume, enfin, quand l’École des beaux-arts lui a consacré une rétrospective dès janvier 1884. Zola a signé la préface du catalogue, vingt ans après la brochure bleue qui avait noué leur amitié.
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L’avis d’Édouard Manet aura compté pour elle. Ses éloges devant la Vue du petit port de Lorient qu’elle lui avait offerte avaient fait naître en elle le désir de ne jamais se renier. Elle avait candidaté au Salon, souvent refusée, comme les autres. Alors quand Degas avait averti sa mère de la création de la Société anonyme coopérative d’artistes peintres, sculpteurs, graveurs en invitant Berthe à se joindre à eux, elle n’avait pas hésité, ignorant les réserves de Puvis. Ce jour-là, elle avait renoncé à la reconnaissance artistique institutionnelle et, depuis lors, elle n’a jamais plus exposé au Salon. Elle a participé à toutes les expositions du groupe, sauf celle qui a suivi la naissance de Julie.
Cette année 1886, l’exposition a bien failli ne pas se faire. Caillebotte, qui avait triomphé pourtant à celle de 1882, a refusé de participer. Degas faisait la moue. On n’avait plus le courage de s’entendre et de faire front ensemble. Mais Pissarro a fait des pieds et des mains pour « chauffer tout ce monde à blanc ». Il est venu plaider sa cause auprès d’elle, puisqu’elle était la seule à disposer des moyens de financer le projet. Degas s’est ravisé, alors elle a dit oui. Elle est pour cette année l’arbitre des discussions. Ça n’est guère facile. Degas a réussi à écarter tous ceux de 1874, mis à part elle, Pissarro, Guillaumin et Rouart, mais les conflits perdurent. Comme Berthe l’écrit à sa sœur Edma : « Il y a dans ce petit groupe des chocs d’amour-propre qui rendent toute entente difficile. Il me semble que je suis à peu près la seule n’ayant pas de petitesse de caractère, ce qui est une compensation pour mon infériorité comme peintre. »
Elle se juge avec sévérité, mais ses compagnons lui vouent une admiration sans borne. Du reste, elle a joué son rôle de maître de cérémonie avec beaucoup de sérieux, ne fait partie d’aucun clan, ne jugeant que la peinture de façon la plus impartiale possible. Avec Eugène, son mari, elle s’est déplacée pour voir elle-même les travaux de nouveaux candidats « divisionnistes », Signac et Seurat, avant de valider leur participation. Il y a eu des tensions au moment de l’installation : le tableau de Seurat Un dimanche à la Grande Jatte prend décidément beaucoup de place (deux mètres sur trois). Pissarro et Eugène se sont vivement accrochés. Mais enfin, l’exposition est ouverte, et il y a eu beaucoup de monde à l’inauguration. Beaucoup de femmes surtout, et de jolies toilettes. Les critiques ont été rares, les éloges plus nombreux. Gauguin s’est félicité : « Notre exposition a remis toute la question de l’impressionnisme sur le tapis et favorablement. » Les choses ont bien commencé. Mais Berthe n’est pas dupe de l’issue du mouvement. Les résultats de l’exposition seront somme toute mauvais. Au lendemain de sa fermeture, Seurat écrira à Signac non sans quelque amertume : « Les exposants de la rue Laffitte se sont quittés plutôt débandés comme de véritables pleutres. »
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