FIGARO HORS-SÉRIE (1/9) – Dans l’atelier de Charles Gleyre, Bazille rencontre Renoir, Sisley, Monet… Des apprentis ivres de grand air et de motif vivant.
Cet article est extrait du Figaro Hors-série Paris 1874, Impressionnisme- Soleil levant, un numéro spécial édité cent cinquante ans après la première exposition impressionniste commémorée par le musée d’Orsay qui a réuni, en un saisissant face-à-face, une large sélection des œuvres qui furent alors révélées au public.
Il se souvient de ce début d’automne. Tout fraîchement débarqué à Paris, ses yeux brillaient encore du soleil du Midi, et il avait le cœur chaud des bons adieux reçus. Très vite, il s’était mis en quête d’un atelier de peinture, repensant à ses leçons de dessin chez le sculpteur Baussan, à Montpellier. Elles ont compensé le dégoût et l’ennui que la faculté de médecine lui a toujours causés. Pour rassurer son père, un agronome et viticulteur d’une grande famille protestante qui gère les domaines familiaux de Méric et de Saint-Sauveur, Frédéric s’est engagé à aller au bout de son doctorat de médecine. Mais son but à lui est de parfaire son art, encore trop maladroit. Son cousin, Eugène Castelnau, lui a conseillé l’atelier par lequel lui-même était passé : celui de Charles Gleyre, un Suisse d’environ soixante ans, qui a formé Gérôme, ne fait point payer ses élèves et lui laisserait, a-t-il dit, une grande liberté. Amoureux de la forme, du dessin, de l’antique, Gleyre a, depuis Le Soir ou Les Illusions perdues, son chef-d’œuvre, quelque chose dans sa manière de peindre, une douceur, une liberté à l’égard de tout modèle, qui rend presque accessibles même ses héros mythiques. Il sait comment abolir la distance des siècles.
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Bazille est arrivé, un de ces matins gris, 69, rue de Vaugirard, un peu gauche et ému. Devant une estrade dressée pour le modèle, des tabourets, des chaises basses, quelques chevalets et des planches à dessin constituent le mobilier sommaire de la grande pièce. Un poêle pour se chauffer. Il est revenu le lendemain et depuis, chaque matin, cantonnant la médecine à ses après-midi. Il a bien quelques fois la nostalgie du Sud, des Baussan, des amis, et l’écrit à son père : « j’ai une indigestion de murailles et de rues ». Mais il travaille chaque jour avec acharnement, et le « Patron », pourtant avare de compliments, l’a même félicité pour ses progrès certains. À l’atelier, il s’est fait des amis : Pierre-Auguste Renoir, un fils de tailleur entré un an plus tôt chez Gleyre, Alfred Sisley, le vicomte Ludovic-Napoléon Lepic, fils de l’aide de camp de Napoléon III, « et un autre du Havre nommé Monet », qui, trop rétif à l’enseignement académique, n’est resté que trois mois. Ensemble, ils ont vingt ans et l’envie d’en découdre. Ensemble, ils travaillent et ils jouent. Ils montent une pièce de théâtre, La Tour de Nesle, que Gérôme vient voir, et Régamey caricature pour Le Boulevard. Le personnage si long tout à gauche du dessin, c’est lui, Frédéric Bazille.
Au printemps de 1863, Renoir, Bazille et Monet s’en vont peindre en plein air, en forêt de Fontainebleau, comme leurs aînés, les peintres de Barbizon. Les journées sont radieuses. Ils passent au Cheval Blanc, à Chailly, des soirées mémorables, peuplées de rires, de verres, de jeux et de silence, d’idéal partagé. Monet, « qui est assez fort en paysage », prodigue ses conseils à Bazille. Ils aiment à peindre vite ce qu’un coup d’œil furtif saisit en un instant, quel que soit le motif après tout, tant qu’il est, devant eux, vivant, vibrant dans la douce lumière du printemps. Et Renoir rit de voir Monet, dandy ombrageux perpétuellement ruiné, si petit à côté du grand Méridional attentif, généreux et jovial. Ils reviendront souvent se rafraîchir les yeux que déçoivent les succès des officiels du Salon, « qui ne cherchent guère, enrage Bazille, qu’à gagner de l’argent, en flattant les goûts, le plus souvent faux, du public ».
Chez ses cousins Lejosne, sur l’avenue Trudaine, Bazille rencontre Baudelaire, Verlaine, Fantin-Latour, Zola, Nadar. Quand Manet provoque un scandale en présentant au Salon des refusés son Déjeuner sur l’herbe, le commandant Lejosne offre chez lui un banquet en son honneur. Pour Bazille, le déjeuner est un modèle, tout empli d’air et de lumière. Monet aussi le presse, l’oppresse parfois, et le stimule. Frédéric pose pour lui aux côtés de Camille pour sa version du déjeuner sur l’herbe, et achètera même ses Femmes au jardin. Ce sera jusqu’au bout sa recherche, nourrie tous les étés par ses séjours à Méric, son « paradis des grandes vacances » : intégrer la figure vraie dans un cadre de plein air et traduire sous ses pinceaux la puissance du jour. Après La Robe rose et Le Petit Jardinier, sa Réunion de famille sera son manifeste, aussi bien qu’un hommage aux siens et à sa terre, ultime déclaration avant que la guerre ne le fauche, trop tôt.
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