Visage étrange, rôles bizarres, présence hypnotique, le comédien culte, vu récemment dans Nosferatu, vient d’être nommé directeur artistique de la Biennale de théâtre de Venise. Un nouveau rôle de poids pour celui qui a enflammé le final du défilé Miu Miu printemps-été 2025 à la dernière Fashion Week.
À quoi reconnaît-on un grand acteur? Au fait qu’il possède le don d’effacement face aux personnages qu’on lui demande d’incarner. Un grand acteur est quelqu’un dont on cite les scènes les plus remarquables sans forcément se souvenir de son nom, encore moins celui du réalisateur du film. Willem Dafoe fait partie de cette catégorie rare de comédiens capables de se glisser dans la peau d’un autre avec l’aisance de Leopoldo Fregoli – au point que certains ignorent son patronyme à l’état civil. Pour des millions de spectateurs, l’Américain reste le type qui incarne le Bouffon Vert dans la série desSpider-Man . Pourtant comptable d’une carrière phénoménale à l’écran et au théâtre, Dafoe reste curieusement moins identifiable qu’un Brad Pitt ou un George Clooney. Ce n’est pas le moindre des mystères de cet homme qui semble en être pétri jusqu’au visage, à la fois amical et inquiétant. Mystère Dafoe. Ce transformiste du 7e Art possède des traits taillés à la serpe d’où émergent deux sillons nasaux comme tracés au cutter jusqu’à la hauteur des lèvres supérieures, lui donnant cet aspect si caractéristique de vague inquiétude. Ajoutez à cela un menton puissant, presque prognathe, des yeux sombres dont on ne sait trop quelle folie peut aller s’y nicher, et vous obtenez l’un des plus convaincants fous furieux du cinéma américain de ces quarante dernières années. Il lui suffit pourtant de sourire, ce qu’il fait souvent à la manière d’un tic, pour que ce même visage s’éclaire et laisse paraître une forme d’adolescence éternelle.
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Ce quasi-septuagénaire (il aura 70 ans le 22 juillet) a su en effet conserver une aisance et une souplesse de jeune premier dues en grande partie à une intense activité physique sur les planches. «C’est un poncif de le dire mais c’est une vérité, me confie l’artiste et réalisateur français Loris Gréaud qui l’a fait tourner dans Sculpt, Willem est un très grand acteur. Mais, avec en plus quelque chose de très particulier par rapport à la plupart des comédiens, que ce soit par son jeu, mais aussi par son physique. Son visage est un peu spécial, et en même temps très expressif. Son jeu va avec son visage et avec la façon dont il bouge. Avec lui, on est en permanence sur la brèche, tout peut basculer. C’est jamais complètement un gentil, jamais complètement un méchant.»
C’est justement cette ambiguïté si particulière où le comédien n’affiche pas la couleur d’une façon tranchée, où le regard peut soudainement s’assombrir, le rictus se figer en un rire diabolique avant de retrouver une forme plus sereine, qui subjugue depuis tant d’années les plus grands réalisateurs de Hollywood. Sam Raimi, sous la direction duquel il se fit le diabolique Bouffon Vert dans trois des quatre Spider-Man, ne s’était pas trompé en le choisissant. Il y est plus que parfait en vilain arrogant.
Luc Coiffait/Trunk Archive/ Photosenso
“Avec lui, tout peut basculer… C’est jamais complètement un gentil, jamais complètement un méchant”
Loris Gréaud
Sa force de caractère tient autant de l’entêtement que de la liberté d’action. Parfois contre l’avis de ses proches qui avaient déconseillé à ce comédien longtemps étiqueté «intello» – ce qu’il nie être – de s’embarquer dans un film de superhéros. Je pensais tout au contraire que ce serait très amusant de jouer pour les gosses, déclara-t-il sur une chaîne câblée américaine. Les films d’action constituent pour moi une excellente opportunité de m’éloigner de moi-même en faisant quelque chose d’extrême et d’amusant. J’aime avant tout la sincérité dans la créativité, et Sam Raimi est un type sincère qui croit vraiment en Spider-Man.»
Willem Dafoe vénère les films dans lesquels le drame et la comédie se côtoient de manière fluide. Un ami qui l’a un peu fréquenté, me disait récemment que l’acteur n’est jamais dans la mascarade du faux-semblant. «Dans la vie, il ne joue pas à être un double créé pour les besoins du star-système, il est juste lui-même, que ce soit dans un restaurant – de préférence sans prétention -, ou dans la rue.» Il y a une sorte de constance et de stabilité dans son comportement, où qu’il se trouve. Sa carrière offrirait pourtant à n’importe qui d’autre dans son cas l’occasion d’en rajouter, mais ce n’est pas dans l’ADN de ce gentilhomme, au sens premier du terme, auréolé d’un palmarès éloquent au niveau des réalisateurs. De David Lynch à Wes Anderson, de Michael Cimino à Robert Eggers (on l’a vu récemment dans Nosferatu), de Paul Schrader à Lars von Trier, de Martin Scorsese (Jésus dans La Dernière Tentation du Christ) à Wim Wenders, et j’en passe, sa filmographie constitue une pièce montée de tout ce que le cinéma comporte de talents à déguster (la plupart du temps) sans modération.
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DES SECONDS RÔLES INOUBLIABLES
Né à Appleton, ville moyenne du Wisconsin dont l’unique fait de gloire est d’avoir abrité le premier centre commercial américain, William James Dafoe grandit entouré de sept frères et sœurs. Ville moyenne, famille moyenne, prénom moyen. Il décide d’en changer à la majorité parce qu’un William suffisait – son père – et parce qu’il détestait se faire appeler Billy ou William Junior. Dans le Late Show de Stephen Colbert, il explique: «Je voulais conquérir ma propre identité. Je ne cessais de me chercher un surnom. Lorsqu’un de mes copains a commencé à m’appeler Willem, sa façon paresseuse de prononcer William, j’ai décidé que ce serait mon nouveau prénom, même si je ne savais pas comment l’épeler. À mes débuts sur scène, je suis devenu Willem Dafoe parce que ça me plaisait bien.» Ce prénom possédait un côté arty plus sophistiqué pour le théâtre expérimental dans lequel l’apprenti-comédien s’était lancé aux côtés d’Elizabeth LeCompte, sa compagne d’alors avec laquelle il aura un fils. Ses débuts remarqués dans Les Portes du paradis de Michael Cimino lui ouvrent plus tard les portes de l’enfer de Platoon d’Oliver Stone, film de guerre dantesque qui lui vaut l’oscar du meilleur second rôle. Une catégorie qui lui va bien, tant sa filmographie regorge de seconds rôles marquants. Et, en général, bien saignants. Qui a oublié Bobby Peru, le voyou dingo de Sailor et Lula? Armando Barillo, le baron de la drogue psychopathe de Il était une fois au Mexique? Le maton sadique de Cry-Baby? Boulimique des tournages, familier des catwalks de Prada et Miu Miu, Willem Dafoe se partage entre New York et Rome où il vit avec sa femme, l’actrice et réalisatrice italienne Giada Colagrande. Ayant opté pour la double nationalité, il illustre ce qu’il est depuis ses débuts, un transfuge éternel, un passe-muraille tragicomique. Double jeu. Double vie. Joli doublé, quoi qu’il en soit.
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«C’est grâce au compositeur de mes films Gael Rakotondrabe que j’ai rencontré Willem. Gael avait été le directeur musical de The Life and Death of Marina Abramovic, l’opéra de Robert Wilson dans lequel il avait joué. Nous avions tissé des liens amicaux. En travaillant sur The Wild One, mon documentaire sur le réalisateur rescapé de la Shoah Jack Garfein, il m’est apparu qu’il fallait une voix pour raconter le film. Celle de Willem Dafoe résonnait en moi depuis que je l’avais entendue dans Sculptde Loris Gréaud.
Homme de théâtre à l’origine, il s’est montré très intéressé par la destinée de Jack Garfein, lui aussi passé par les planches de Broadway à ses débuts en Amérique, mais aussi touché que je fasse ce travail sur un homme mis de côté par l’histoire. Il avait été convenu que je monte le film avec une voix témoin, et que je lui montre ensuite pour qu’il confirme sa participation. Notre collaboration est liée à un événement tragique et comique à la fois. J’étais à l’autre bout de la France pour l’enterrement de ma grand-mère, lorsque j’ai reçu son e-mail m’enjoignant de le retrouver le lendemain à Rome – où il vit en partie avec son épouse italienne. Surprise, j’ai renversé mon café sur mon ordinateur contenant les textes qu’il devait lire, et il s’est éteint! J’ai fini par me dépêtrer de mes problèmes et trouver un vol pour Rome.
Il y avait beaucoup de bruit ce jour-là dans l’appartement. Nous nous sommes enfermés dans une petite pièce pour enregistrer la voix provisoire du trailer, pour moi, la situation était presque surréaliste. Une fois le film terminé, Willem m’a dit: «Ok, je le fais», heureux de raconter la trajectoire de celui qui avait fini paria à Hollywood. Puis, nous avons fixé un nouveau rendez-vous à Rome. Donner des indications à un si grand acteur est déstabilisant, mais il est d’une telle sensibilité qu’à la fin de la première prise, il m’a demandé: «Tu es sûre que ça va?» J’ai répondu que c’était parfait alors qu’il y avait des choses que j’aurais aimé changer. Il l’a tout de suite senti et a fait de nouvelles propositions. Willem est non seulement un immense acteur, mais aussi un être humain exceptionnel, d’une délicatesse et d’une finesse rares.»
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«Même si son apparition dans Existenz de David Cronenberg est relativement courte, j’ai été bluffé par ses quelques passages. Son jeu possède tellement d’amplitude que la scène en devient très intense. Ce qu’il produit à l’écran est absolument fascinant. C’est en regardant ce film que je me suis décidé à lui proposer de tourner dans Sculpt, que je préparais alors. Au départ, pour moi, c’était plutôt de l’ordre du fantasme. Je ne pensais pas que ça aboutirait avec une telle star, j’ai cependant pris mon courage à deux mains, j’ai trouvé son e-mail et je lui ai parlé de mon projet. Il m’a d’abord répondu par la négative, mais s’est quand même renseigné sur ce que je faisais. Il a appris qu’Abel Ferrara avait accepté un petit rôle dans le film et que Charlotte Rampling était aussi de l’aventure.
Il m’a alors rappelé et dit: Si tu as réussi à avoir Ferrara et Rampling, je crois qu’on peut faire un truc ensemble, à condition que ce soit plus qu’un caméo. Je lui ai répondu que l’intégralité du projet tournerait autour de son personnage. Nous avons ainsi échangé au téléphone pendant quelques semaines, et un jour il m’a lancé: «Viens chez moi, à New York, demain à midi!» J’ai sauté dans un taxi direction Roissy et j’ai pris le premier avion. Après un déjeuner cool avec sa femme et lui, nous nous sommes enfermés dans son petit bureau pour traverser le texte ensemble. Le projet n’avait rien d’un film classique, c’était un travail purement artistique, difficile à résumer, qui pouvait être risqué pour lui. En me raccompagnant sur le palier, je ne savais toujours pas s’il serait de l’aventure ou non. En atterrissant à Paris, j’ai immédiatement consulté ma messagerie. C’était oui. Je lui en ai un peu voulu d’avoir ménagé un tel suspense… À partir du moment où il a accepté, nous nous sommes mis au travail. Il m’arrivait de me pincer pendant les quatre jours de tournage. Je me disais: «Je suis Loris Gréaud, un petit artiste de la banlieue nord-ouest, en train de diriger le grand Willem Dafoe, c’est irréel…» Lorsque je lui expliquais un plan à tourner, il me regardait aussi sérieusement que si j’avais été Martin Scorsese! Je qualifierais Willem de trois mots: exigence, passion et intégrité.»
Miuccia Prada – Directrice artistique de Miu Miu et codirectrice artistique de Prada: «Tout chez lui m’impressionne»
Guido Harari
«Je connais Willem Dafoe depuis bien longtemps. Je me suis très vite dit qu’il serait parfait pour participer au développement de l’aventure de la maison Prada en incarnant la version masculine de la marque. C’est pourquoi je l’avais choisi pour apparaître dans l’une de nos premières campagnes publicitaires masculines, consacrée à la collection automne-hiver 2012-2013. Willem était alors l’une des quatre stars de Hollywood, présent aux côtés de Gary Oldman, de Jamie Bell et de Garrett Hedlund. Les prises de vue réalisées par le photographe David Sims restent un moment fort dans ma vie. Tout chez lui m’impressionne. Je ne connais pas beaucoup d’acteurs avec une carrière aussi éclectique et prolifique dans le cinéma, le théâtre ou encore la performance. Willem possède une personnalité saisissante qui ne peut que frapper les esprits lorsqu’on le rencontre pour la toute première fois. Il est en outre doté d’un talent incroyable, allié à une profonde sensibilité humaine, qui laisse définitivement son empreinte sur tout ce qu’il fait. Cela a été un grand honneur pour moi qu’il accepte ma proposition de clôturer le défilé Miu Miu printemps-été 2025 qui a eu lieu au palais d’Iéna, à Paris, en octobre dernier. Je ne voyais personne d’autre que lui pour cela.»
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