Sur scène, parmi la fumée qui embaume l’Usine C jusque dans le lobby, un gros boombox scintillant, du genre que trimballaient les adolescents, avant l’avènement des téléphones intelligents. C’est la voix d’Elisapie qui en émergera – Elisapie en animatrice de radio – comme à l’époque où, dès ses 14 ans, elle tenait le micro sur les ondes de TNI, la station du Nunavik.
Vous écoutez Radio Uvattini, nous annonce-t-elle doucement, en inuktitut, avant de présenter I Have a Dream d’ABBA, un refrain dans lequel les icônes suédoises se réjouissent de pouvoir aspirer à un rêve, un rêve qui les aide à traverser la noirceur, mile après mile, en attendant d’atteindre leur destination.
Sa destination, Elisapie l’atteindrait quelques secondes plus tard en se présentant sur la scène de l’Usine C vêtue d’une majestueuse veste blanche et rouge à épaulettes, composée de longues franges, un costume créé par l’artiste visuelle anichinabée Caroline Monnet à partir de matériaux de construction (des matériaux qu’elle emploie aussi dans ses toiles et ses installations, afin de dénoncer la crise du logement qui frappe tant de communautés autochtones, partout au Canada).
Et c’était comme si apparaissait devant nous un oiseau rare, ou une reine, ou un flamboyant lutteur des années 1980, ou Cindy Lauper, mais si Cyndi Lauper était non pas née à New York, mais à Salluit. Après Uummati Attanarsimat (Heart of Glass), c’était d’ailleurs l’heure Taimangalimaaq (Time After Time), une relecture sertie d’une partition de lap steel de l’essentiel Joe Grass, qui faisaient jaillir d’éblouissantes éclaircies dans cette mélodie étonnement mélancolique.
« If you’re lost, you can look and you will find me », proclame Lauper dans la version originale de ce hit de 1983 et c’est bien là toute la force d’Elisapie, celle d’une guide nous aidant à affronter la douloureuse obscurité de nos mémoires intimes ainsi que de l’histoire d’un pays où une vie humaine n’a vraisemblablement pas la même valeur, que l’on soit né au nord ou au sud.
Ceux et celles dont on entend la voix
Essentiellement construit autour des reprises de tubes pop, traduits dans sa langue maternelle, de son plus récent album, Inuktitut, ce spectacle intitulé Uvattini pourrait être considéré comme une version de luxe de celui qu’elle trimballera un peu partout au Québec dans les prochains mois.
Mise en scène par la dramaturge anichinabée Émilie Monnet, cette plongée dans le passé musico-affectif de la chanteuse repose sur la même perspicacité que celle animant son disque : Elisapie savait trop bien que ces immortelles de la bande FM des années 1970 et 1980 portent en leur creux les fantômes des gens que nous avons aimés. Elisapie se confiera à plusieurs reprises au sujet de ceux et de celles dont elle entend la voix dans ces refrains aussi entêtants que nos souvenirs les plus précieux.
Le premier souvenir d’Elisapie ? Elle a 2 ans et roule dans la toundra, a-t-elle raconté dans un mélange de français, d’anglais et d’inuktitut – plusieurs membres du public lui lanceraient d’ailleurs des compliments en inuktitut, tout au long du spectacle, ce qui n’arrive pas tous les soirs à Montréal.
Elisapie a deux ans, donc, et roule avec son frère aîné sur sa moto, parmi la vastitude du territoire, quelques mois avant qu’il perde la vie dans un incendie. « Il aimait beaucoup cette chanson », ajouterait-elle au moment d’entonner Sinnatuumait (Dreams) de Fleetwood Mac, pendant qu’à l’arrière, sur l’écran géant, étaient projetées des images d’un jeune homme sur un bicycle à gaz avec, assis entre ses jambes, une petite frimousse couverte d’un chapeau de fourrure. Partout autour d’eux : du ciel à perte de vue.
Là où ça fait mal
Épaulée par cinq musiciens ardemment investis dans chacune de leurs interprétations, Elisapie pigerait aussi dans ses précédents albums, le temps notamment d’une prenante version à deux guitares seulement de Moi, Elsie et d’une autre, découpées par des saillies de noise rock et de free jazz, d’Arnaq, durant laquelle ont tout particulièrement brillé Jean-Sébastien Williams (guitare), Jérémie Essiambre (batterie) et Jason Sharp (saxophone basse). Au chant de gorge et au qilaut (un tambour), Silvia Cloutier les joignait parfois, parce que si ce spectacle s’adresse à l’universel, il est d’abord enraciné dans une culture à qui les salles québécoises ouvrent encore trop rarement la porte.
« Il faut arrêter de se poser des questions, il faut aller là où ça fait mal », dirait Elisapie en confiant avoir appris à « ne plus sentir » la douleur que fait brûler en elle les nombreux suicides dans sa communauté, avant de dédier Qimatsilunga (I Want to Break Free) à un de ses cousins en-allé, un garçon beau et doux, qui aimait porter du rose et du mauve lorsqu’il venait à Montréal, et avec il aurait tant aimé danser. Son Qaisimalaurittuq (Wish You Were Here), offert en tombée de rideau autour d’un seul micro, presque a cappella, s’adressait aussi à tous ces disparus dont non pleurons l’absence.
Mais jeudi soir, à l’Usine C, même quand ça faisait mal, ça nous réchauffait aussi le cœur. À quoi pourrait ressembler une réelle réconciliation entre autochtones et allochtones, se demande-t-on souvent ? En guise d’ultime rappel, Elisapie inviterait tous ceux et celles qui le voulaient bien à la rejoindre sur scène, afin de danser au son d’Inuuniaravit (Born to Be Alive).
Des personnes allochtones et autochtones, des enfants et des vieux, des hommes et des femmes l’entouraient alors dans la fabuleuse insouciance d’un rythme disco, comme pour nous rappeler que c’est ce dont sont encore privés les peuples autochtones : de la véritable insouciance qui ne peut advenir que lorsqu’on n’a plus à se préoccuper de survivre, mais seulement à vivre.
Uvattini sera à nouveau présenté ce vendredi et samedi à l’Usine C, à guichets fermés, et le 30 juin au Théâtre Maisonneuve à l’occasion du Festival international de jazz de Montréal.
Content Source: www.lapresse.ca