Ce n’est pas d’hier que le crime organisé cherche à corrompre la police et la classe politique. Trois décennies avant la commission Charbonneau, la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO) a forcé des mafieux à témoigner en direct à la télévision. Le docufiction Le pouvoir fantôme raconte ce moment marquant pour le Québec.
Le crime organisé en menait large au Québec au tournant des années 1970. « Le pire des scénarios de roman policier, c’était la réalité du terrain », assure l’historien Jean-François Nadeau, aussi chroniqueur au journal Le Devoir, au début du docufiction Le pouvoir fantôme, coréalisé par Loïc Guyot et Guillaume Gauthier.
Les tentacules de la mafia et d’autres organisations criminelles s’étendaient en effet au cœur d’institutions de la société québécoise comme des partis politiques provinciaux et la police de Montréal, ont révélé des reportages de l’ex-député et ministre Jean-Pierre Charbonneau, alors jeune journaliste au Devoir. Ses révélations ont contribué à mettre de la pression sur le gouvernement de Robert Bourassa pour qu’il mette sur pied une enquête publique sur le crime organisé au Québec.
Elles ont aussi failli lui coûter la vie : en mai 1973, un tireur a tenté de l’abattre à bout portant sur son lieu de travail. Il a survécu, mais a continué à travailler dans la peur. On y reviendra.
Un docufiction « rigoureusement » vrai
Jean-Pierre Charbonneau est un personnage clé du Pouvoir fantôme, documentaire qui se distingue par son alliage d’entrevues, d’archives et de fiction. « L’objectif est que ce soit rigoureusement exact », dit l’ex-politicien, qui n’en est pas à sa première collaboration à un projet du genre. Les segments fictifs ont été écrits dans le respect du contexte et de ce qui était connu à l’époque, acquiesce celui qui est incarné à l’écran par Maxime de Cotret.
La CECO n’a pas été la première enquête sur la corruption au Québec. Auparavant, il y avait eu l’enquête Caron, au début des années 1950, et quelques autres qui s’étaient penchées sur le jeu et la prostitution. « On s’est rendu compte avec Expo 67 que le crime organisé en menait large et que l’enquête Caron ne lui avait pas vraiment cassé les reins. Il y a seulement eu une période où ils ont fait plus attention », indique Jean-Pierre Charbonneau.
Son travail de journaliste est l’un des moteurs du Pouvoir fantôme, qui s’intéresse aussi beaucoup au juge Jean Dutil (Serge Postigo), magistrat qui a décidé que les séances de la CECO seraient diffusées en direct, ce qui a durablement marqué les esprits. « Ça a forgé le monde dans lequel on vit et notre approche du crime organisé et de la mafia », estime l’historienne Catherine Tourangeau, dans Le pouvoir fantôme.
Un signe de santé démocratique ?
Ce n’est qu’après des révélations sur le chef de police de Montréal et la menace d’une enquête journalistique de Jean-Pierre Charbonneau visant un ministre libéral « décédé » ayant des liens avec la mafia que Robert Bourassa a cédé à la pression et ordonné la mise sur pied d’une commission d’enquête publique sur le crime organisé.
L’ancien journaliste rappelle que Jean Charest a longtemps résisté lui aussi avant de mettre sur pied ce qui est devenu la commission Charbonneau en 2011.
Deux commissions d’enquête publiques sur le crime organisé en quelques décennies, n’est-ce pas le signe que ce mal est incurable ? Ce travail, reconnaît-il, est toujours à recommencer. L’ancien journaliste et politicien ne se démonte pas. « Il n’y a pas beaucoup de sociétés en Amérique du Nord ou d’États qui ont mis sur pied autant d’enquêtes publiques sur le monde interlope et ses relations incestueuses avec le milieu politique ou la police, souligne-t-il. Ça peut être une sorte de fierté : chaque fois que ç’a été nécessaire et que les citoyens ont trouvé que c’en était trop, ils ont obtenu la mise sur pied d’une enquête. »
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Il a regretté à l’époque que la CECO ne soit pas allée au fond des choses et n’ait pas invité plus de policiers à témoigner des liens entre la mafia et des personnes haut placées, ainsi que les pressions qu’ils subissaient pour mettre fin aux enquêtes. Bousculer ces gens était d’ailleurs risqué : Jean-Pierre Charbonneau l’a vu quand il a été victime d’une tentative de meurtre. Par la suite, il a même obtenu le droit de porter une arme pour se défendre. Ce qu’il a fait de l’été 1973 à son entrée en politique à l’automne 1976.
Avec le recul, il se trouve un peu naïf d’avoir pensé que ça pouvait le protéger d’un assassin à la solde du crime organisé. « C’était ma façon de gérer mon stress post-traumatique, analyse-t-il. Je n’ai jamais dit que je n’avais pas peur. J’avais peur. Quand je mettais la clé dans le contact pour démarrer mon auto, je me demandais si ça allait sauter. Ils avaient raté leur coup, je me demandais s’ils allaient recommencer, mais j’avais aussi le désir de continuer. »
Ce samedi, 20 h, à Historia
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