Anaïs Barbeau-Lavalette, autrice
« La genèse de ce projet, c’est ma fille qui poussait dans mon ventre. »
Anaïs Barbeau-Lavalette l’a souvent dit. C’est lors de sa troisième grossesse, alors qu’elle attendait sa première fille, que l’impulsion d’écrire sur sa grand-mère est apparue. Véritable fantôme dans la vie de l’autrice, Suzanne Meloche était une femme insaisissable, qui a abandonné en bas âge les deux enfants qu’elle a eus avec le peintre et signataire de Refus global Marcel Barbeau.
« J’ai réalisé qu’il manquait une filiation maternelle à ma fille. La première main tendue de ma grand-mère vers moi est arrivée à sa mort, lorsqu’elle nous a demandé sur son testament de vider son appartement. De son vivant, elle n’a jamais voulu que je la rencontre. Alors j’ai décidé d’aller vers elle. »
Seulement, l’entreprise était risquée émotivement. Comment comprendre sans juger un geste aussi radical que celui de rejeter ses enfants ? Un geste qui, surtout, a eu un énorme impact sur la mère et l’oncle de l’autrice.
Il a fallu pour Anaïs Barbeau-Lavalette plonger dans des documents, des photos et des correspondances trouvés chez Suzanne pour lui tisser une existence.
Pour raconter sa « grand-mère inventée », l’autrice a choisi la liberté artistique plutôt qu’un réalisme historique qui tiendrait du documentaire. « J’avais davantage un souci d’exactitude humaine. Tout ça est romancé. »
Carte blanche
Presque 10 ans après la sortie de son roman, Anaïs Barbeau-Lavalette s’apprête à voir « avec un petit vertige » sa famille de chair et de sang prendre vie sur les planches du TNM. Plus encore, elle s’apprête à entendre jaillir ses mots dans la bouche de celle qui incarne son alter ego, sa grande amie Catherine De Léan.
Anaïs Barbeau-Lavalette aurait pu se charger de l’adaptation théâtrale de son roman, voire de la mise en scène. Avec son conjoint Émile Proulx-Cloutier, elle a signé des spectacles d’une grande puissance (dont Pas perdus | documentaires scéniques).
« Dès le début du projet, c’était clair pour moi que je voulais confier l’adaptation à Sarah [Berthiaume] et la mise en scène à Alexia [Bürger]. Ce sont des femmes, des mères et des artistes qui peuvent comprendre ce dilemme : partir ou rester. S’accomplir personnellement ou faire don de soi pour les autres. Je leur ai donné carte blanche. »
Elle décrit son rôle comme celui d’une « gardienne du noyau émotif de l’écriture. » « Il était important pour moi que la langue présentée sur scène soit la langue du roman. Et aussi que la forme embrasse le fond. Pour être en adhésion avec l’élan des automatistes, on a décidé toutes ensemble de ne pas obéir aux conventions… »
Sarah Berthiaume, adaptatrice
Enceinte pour la première fois, nauséeuse et coincée dans une tente de laquelle elle ne sortait presque pas… Sarah Berthiaume se souvient bien de l’état dans lequel elle se trouvait lorsqu’elle a lu La femme qui fuit pour la première fois. « Ce page-turner m’a chavirée. Cette femme créatrice, les bras pleins d’enfants, qui se retrouve incapable de pratiquer son art… J’ai eu un vertige, j’avoue ! », lance celle qui a porté dans sa carrière les casquettes de dramaturge, interprète et metteuse en scène.
J’ai aussi été émerveillée par la liberté immense, presque punk, qu’Anaïs s’est donnée pour raconter cette histoire familiale. Pour l’adaptation, j’ai voulu garder cet acte d’écriture et d’invention bien présent.
Sarah Berthiaume
« Mon défi a été de faire des choix, car le roman est foisonnant de symboles et de pistes. Mon travail a été de détricoter ça et de garder la même laine pour créer des motifs plus simples. Tout en gardant Suzanne au centre de l’histoire. »
Forme chorale
Autre défi : celui de la forme du roman écrit au tu et marqué par la présence forte de sa narratrice. « Avec Anaïs et Alexia, on ne voulait surtout pas aplanir le récit en le transformant en scènes dialoguées. Faire discuter Borduas et Gauvreau sur un ton quotidien n’aurait eu aucun rapport avec le projet. »
Rapidement, la forme chorale s’est imposée, faisant écho au mouvement automatiste auquel Marcel Barbeau a adhéré dans sa jeunesse. « On n’est pas dans la ligne formelle, réaliste, qui suit une courbe psychologique. Cette forme démultipliée est à l’opposé de l’art figuratif. » Ainsi, il a été décidé que le rôle de Suzanne ne serait pas porté par une seule interprète, mais par cinq.
Cette histoire soulève la question du comment être libre ensemble. Le fait de la porter à plusieurs permet à cette histoire de passer de l’intime au collectif.
Sarah Berthiaume
Pour Sarah Berthiaume, adapter pour la scène un roman vendu à des milliers d’exemplaires a quelque chose de vertigineux. « C’est un privilège, mais ça vient avec une immense responsabilité. Cette œuvre est venue se loger dans l’intimité de plusieurs gens ; elle a résonné fort et intimement. Je sais toutefois que l’expérience théâtrale ne sera pas la même que celle du roman. »
Alexia Bürger, metteuse en scène
Olympique. C’est le mot qu’emploie Alexia Bürger pour décrire le travail effectué par l’équipe de créateurs et d’interprètes pour transposer sur les planches La femme qui fuit.
Il faut dire que le projet est titanesque : une pièce chorale portée par 18 interprètes présents quasiment en tout temps sur la scène ! Or, l’ensemble de la distribution (dont deux enfants qui vont jouer en alternance) n’a eu que cinq semaines pour mettre en place ce spectacle d’envergure.
« C’est très condensé », admet la metteuse en scène, qui a voulu offrir à cette pièce un écrin blanc comme une toile vierge qui se peindrait sous les yeux des spectateurs. « J’ai imaginé le spectacle comme une peinture. Tous ces gens sur scène peuvent devenir des paysages étonnants. Ces corps qui s’expriment sur la toile représentent aussi parfois la continuité des états intérieurs de Suzanne. »
Il faut permettre au public de se rapprocher de cette Suzanne, sans jugement. Je peux comprendre pourquoi elle est partie, mais pas comment elle a pu partir ni comment elle a pu vivre après être partie…
Alexia Bürger
Un peu comme les signataires de Refus global qui provenaient de diverses disciplines, Alexia Bürger a souhaité intégrer des danseurs à sa distribution d’acteurs. « Leur présence et leur façon d’envisager l’art vivant nous permettent d’amener plus loin l’impulsion spontanée du geste. C’est très riche. »
Danseurs ou acteurs, la forme chorale de la pièce exige de tous une grande précision et une grande écoute, dit-elle. Et c’est particulièrement vrai pour Catherine De Léan, qui incarne en quelque sorte la narratrice du roman. « Elle est comme la cheffe d’orchestre de cette symphonie globale. »
Catherine De Léan, interprète
Catherine De Léan et Anaïs Barbeau-Lavalette avaient 13 ans lorsqu’elles se sont liées d’amitié sur les bancs de l’école secondaire. Il était donc naturel que l’actrice – qui a participé à une vingtaine de lectures publiques du roman – incarne la narratrice sur la scène du TNM. A contrario de la femme qui fuit, elle est la femme qui cherche.
« Je connais toutes les personnes dont il est question dans le roman. Pour moi, cette histoire était très ancrée dans le réel, mais avec la pièce, je dois lâcher prise et entrer dans la fiction. Lors des lectures publiques, j’imaginais des images. Maintenant, je les incarne dans un espace, avec d’autres corps. »
Or, ce rôle demande à son interprète un fin travail d’équilibriste entre émotion et rythme. « Il faut être très précis. Le texte est très proche d’une partition musicale. Parfois, il faut respirer à l’unisson ! »
Quant à l’émotion, il faut apprendre à doser. Les acteurs aiment l’émotion ; elle nous attire. Ici, il faut se rappeler que l’émotion viendra de la salle.
Catherine De Léan
Ce sera la première présence de Catherine De Léan sur les planches du TNM. Et l’actrice s’en réjouit. « C’est en voyant La Locandiera ici même que j’ai eu envie de faire du théâtre. Trente ans plus tard, m’y voici ! Ce sera assurément un moment marquant de mon parcours. »
Pour elle, reste à savoir si les réactions du public du TNM seront aussi vives que celles qui émaillaient les lectures publiques, présentées dans les deux ans qui ont suivi la sortie du roman. « Plus la lecture avançait, plus je sentais la salle se charger d’émotion. J’entendais des gens pleurer. L’écoute était à couper au couteau. »
La femme qui fuit, présentée au TNM, du 10 septembre au 5 octobre
Content Source: www.lapresse.ca